Cet article reprend quelques propositions issues de l’ouvrage “Inventer les villes durables” (Ed. Dunod, 2022), dans lequel nous revenons sur les horizons des villes durables et les conditions à réunir pour les construire de façon plus large et efficace.
Pour les acteurs de la fabrique urbaine, la ville durable présente plusieurs difficultés. Ses dimensions multiples impliquent de prendre en compte un grand nombre de données hétérogènes, qui ont trait aux contextes dans lequel s’insère un projet, à son empreinte carbone, et au bâti lui-même. L’autre difficulté a trait au fait que la ville durable s’envisage comme un système. Chaque projet générant des externalités sur son environnement, il est important de les anticiper et de les mesurer ex-post. Pour répondre à ces difficultés, les logiciels et les algorithmes qui les sous-tendent s’imposent comme des outils incontournables, pour intégrer au projet plus de paramètres, et jouer sur ces paramètres pour tendre vers un optimal. Tous les acteurs de la ville durable s’en sont déjà dotés, à tel point que d’aucuns célèbrent désormais l’avènement de l’urbanisme algorithmique.
Pour autant, cette montée en compétences s’est faite rapidement et de façon empirique. Les questions ayant trait à la disponibilité et la gouvernance des données, et aux modalités d’utilisation des logiciels en lien avec les collectivités ne sont pas encore clairement résolues. Cela serait pourtant nécessaire pour garantir que la ville durable se fabrique et se pilote efficacement, dans des conditions transparentes et homogènes.
Des données ouvertes pour établir un diagnostic clair et exhaustif
Certaines villes françaises créent les conditions d’un partage et d’une exploitation ouverte de la donnée. La ville de Rennes a été l’une des premières en France à s’engager dans une démarche d’ouverture de ses données en 2010. Aujourd’hui, sa plateforme Rennes Métropole en Accès Libre référence un nombre impressionnant de données, restituées de façon simple ou avancée, selon l’usage que l’on souhaite en faire. Elle édite également Baro’métropole qui constitue un panneau de contrôle permettant à tous les citoyens de suivre des indicateurs clés en matière de mobilité, d’habitat, d’environnement, d’emploi ou de solidarité. Cet outil témoigne d’un grand souci de transparence, mais aussi de la capacité des villes durables à associer les citoyens à leur évolution de façon précise et transparente.
En parallèle de ces actions, la métropole a mis en place un service public métropolitain de la donnée. Conçu dans une logique de laboratoire d’expérimentation, il doit faire émerger à partir des données de nouveaux ou applications numériques. Outre le fait d’œuvrer à la création de services publics numériques, cette structure garantit la disponibilité et l’interopérabilité des données. Elle est également garante d’un traitement des données personnelles conforme à la loi. Enfin, la Métropole a développé avec l’aide de Dassault la plateforme 3DExperience, qui se propose ni plus ni moins que de virtualiser la ville, en incluant toutes les données pertinentes, pour constituer une sorte de bac à sable virtuel permettant de simuler, planifier et piloter la ville. La Métropole peut ainsi simuler l’impact d’un projet sur la mobilité, l’apparition d’îlots de chaleur ou encore la gestion des eaux de pluie.
D’autres métropoles font figure de pionniers comme Saint-Étienne qui opère une plateforme numérique de la donnée publique urbaine. Son ambition : faciliter les usages quotidiens des Stéphanois et améliorer leur qualité de vie en ville. Cette plateforme est un outil de gestion urbaine ouvert, évolutif et réplicable qui, à la demande, analyse, produit, et met à disposition des usagers de la donnée urbaine variée sur la qualité de vie, la mobilité, les services publics, infrastructures...
Rennes ou Saint-Étienne préfigurent de façon très complète la manière dont la ville durable gérera ses données : de façon ouverte, responsable, en se donnant l’opportunité de l’articuler à des services publics numériques interopérables, et en faisant en sorte qu’elle constitue – au travers d’outils de modélisation – le support de politiques publiques éclairées. Il est intéressant de noter à quel point les villes – dans ces exemples – ont fait évoluer à la fois leur organisation (avec la création de départements distincts), leur méthodes de travail (avec la création de services numériques expérimentaux en son sein), et enfin leurs compétences pour gérer des sujets ayant trait a priori à des domaines éloignés de la fonction publique, mais qui en définitive déterminent directement la définition et la mise en œuvre des politiques publiques.
Une telle approche gagnerait à être étendue et systématisée ailleurs. Seulement toutes les collectivités n’ont pas les ressources financières ou techniques ni les moyens humains de mettre en œuvre des dispositifs. Pour répondre à ce problème, les villes pionnières œuvrent au travers de Open Data France à la création d’outils, destinés à gérer les données de façon normées (locales ou nationales) et les restituer sous la forme d’une plateforme. Dataclic – c’est son nom – est disponible aux villes soucieuses de mettre une telle plateforme en place.
Contours et modalités d’une plateforme numérique de la ville durable
Dans sa fabrication, la ville durable repose sur au moins deux principes directeurs : la modélisation des scénarios d’aménagements désirables, qui sert à transformer la ville ; et la mesure constante (en amont, en cours de chantier et en aval) des données inhérentes à la durabilité (environnement, santé, sobriété, résilience).
La modélisation est permise par des logiciels de plus en plus sophistiqués, qui – intégrant dynamiquement un grand nombre de données, permettent d’anticiper un nombre tout aussi grand d’externalités. Ces logiciels permettent d’analyser et de quantifier le cycle de vie d’un bâtiment, d’identifier les différents scénarios de réaménagement d’un îlot de chaleur ou encore de renforcer la biodiversité dans un quartier, en prenant en compte les différentes trames. Certains, plus puissants encore, se proposent de simuler le fonctionnement de quartiers entiers, comme ce fut le cas par exemple dans le quartier des Lumières Pleyel, à Saint-Denis. L’enjeu était pour l’École des Ponts ParisTech d’évaluer les impacts environnementaux des pratiques de mobilité et d’en tirer les conséquences en termes d’aménagement pour améliorer la performance environnementale du quartier.
Ces logiciels transforment l’urbanisme. Mais cette révolution comporte plusieurs limites. D’une part, le marché des logiciels demeure opaque et éclaté. Les villes n’ont donc pas une vision globale des logiciels disponibles pour permettre à leurs prestataires de travailler de façon efficace, ou du moins elles n’en ont un aperçu qu’au travers d’appels d’offres ponctuels. Ensuite, ces applications sont rarement compatibles les unes avec les autres, alors même que penser la ville durable implique de penser en système et donc de relier les données et les applications. Enfin, ces applications sont privées et leurs algorithmes sont rarement intelligibles à des administrations incapables d’en cerner le fonctionnement, et a fortiori d’en corriger les éventuels biais et de les faire évoluer.
Résoudre ces problèmes passe par la mise en œuvre de plusieurs chantiers.
- L’ouverture et la normalisation des données : les données relevant de l’espace public doivent rester publiques et être normées, pour faciliter à la fois leur agrégation, leur traitement et leur restitution par les collectivités. Open Data France rend cela possible, à travers des outils déjà disponibles. Reste à étendre et systématiser la démarche, en créant dans chaque ville des départements responsables du traitement des données. Sans accès à des données exhaustives et précises, la ville demeurera aveugle et ne disposera pas des indicateurs nécessaires pour évoluer dans la bonne direction.
- Encourager l’interopérabilité des logiciels, en faisant la promotion de standards en termes de protocoles et de formats pour permettre aux différentes applications d’interagir et de formuler des simulations plus cohérentes. Cette compatibilité est la condition sine qua non qui permet la conception de projets cohérents, dans un contexte saisi dans sa globalité. Elle pourrait, de la même manière que la qualité des données d’entrée et la transparence sur les algorithmes utilisés, être une condition à l’obtention d’un label décerné par le Ministère de la transition énergétique ou d’autres Ministère selon le champ d’application des logiciels.
- La création et la promotion d’applications open source, sous la forme de communs, conçus et maintenus par des laboratoires de recherche. De telles applications comporteraient des algorithmes ouverts, sur lesquels les villes pourraient capitaliser au gré des projets. Ces applications seraient subventionnées par l’ADEME, qui déjà contribue à la production de communs, en matière de résilience notamment.
Cette démarche de production de communs gagnerait à s’étendre à des méthodologies sur le modèle de ce que prescrit Energie Sprong pour les rénovations énergétiques ou Ready2Services les bâtiments intelligents. Les méthodologies contribuent à massifier les approches sectorielles, et à former les personnels engagés dans la transformation de leur métier au travers de projets concrets. Elles permettent comme l’indique justement Sébastien Delpont, de passer d’une « culture projet », où tout est fait sur mesure, à une « culture produit » avec des solutions sur étagères personnalisables.
- Rendre le marché des logiciels plus transparent, à travers la création d’un App store pour tendre vers un marché plus clair et permettre aux villes de solliciter d’emblée les acteurs pertinents. Un tel appstore pourrait le cas échéant faire l’objet d’un prototype, conçu par BetaGouv en lien avec le Ministère de la cohésion des territoires.
- Permettre aux collectivités de gérer un fonds d’archive des jumeaux numériques et plus globalement faciliter l’exploitation des fichiers modélisés à toutes les échelles de la ville. Comme le souligne Laurent Vigneau, « le jumeau numérique dynamique organise l’intervention des acteurs futurs à partir d’un raisonnement initial qui conceptualise l’ensemble du cycle de vie de l’objet urbain. Il permet de passer de l’analyse du cycle de vie au management du cycle de vie, lui-même organisé sur la base d’objectifs et de stratégies initiaux que l’on peut retrouver à tout moment. (...) Il permet de suivre les performances en bilan carbone, ressources, économie circulaire, perméabilisation, biodiversité, chaleur ». On comprend dès lors à quel point l’archivage de ces fichiers est déterminant. Appliqué à la biodiversité, un tel fond rendrait par exemple accessible l’ensemble des fichiers disponibles émanant de bureaux d’études ou de paysagistes sur les trames bleues, vertes ou noires, pour permettre aux nouveaux projets de préserver ou renforcer la biodiversité.
Ces propositions impliquent que les villes assument de nouvelles fonctions et se dotent de nouvelles compétences. L’ONG C40 qui rassemble une centaine de métropoles internationales estime que chaque ville doit renforcer ses compétences et ses moyens en matière de gouvernance des données et de systèmes d’information pour être en mesure de piloter efficacement sa stratégie de durabilité.
Bien sûr, ces initiatives présentent un coût de changement important en termes d’organisation et de compétences. Elles représentent aussi des investissements significatifs. Le fonds Transformation numérique des collectivités territoriales alloué en 2021 dans le cadre de France Relance pourrait aider les collectivités à se transformer. L’axe 2 de ce programme est justement dédié à la conduite de projets d’ampleur à l’échelle d’une métro- pole, d’une région ou d’un département, mais on peut craindre qu’avec pas moins de 75 projets aidés, pour des aides moyennes de 180 000 euros, cette stratégie de saupoudrage peine à prendre la mesure des enjeux. Elle pose au moins 3 problèmes : elle postule qu’un projet conçu à l’état de prototype localement pourra potentiellement être repris à l’échelon national, alors que ni ses fonctionnalités ni son architecture technique n’auront été pensées pour être répliquées à plus grande échelle. Elle sous-entend ensuite que les collectivités pourront soit assumer la responsabilité de concevoir ces applications soit la déléguer à des tiers qui n’ont aucun intérêt à produire des communs, et n’ont pas la vision d’ensemble permettant de garantir qu’ils conviendront à plusieurs collectivités. Enfin cette stratégie vise à développer des projets de façon ponctuelle, alors même qu’il s’agit de lisser ces budgets dans le temps. L’enjeu n’est pas seulement de concevoir des applications, mais de créer des métiers et des organisations autour d’elles, et de les faire évoluer en parallèle.
Livre complet accessible ici : Inventer les villes durables : Idées et outils pour relever les défis d'aujourd'hui (Matthieu Chéreau & Maxime Guillaud)