Cet article reprend quelques propositions issues de l’ouvrage “Inventer les villes durables” (Ed. Dunod, 2022), dans lequel nous revenons sur les horizons des villes durables et les conditions à réunir pour les construire de façon plus large et efficace.
Si la construction de la ville durable dépend de la prise de conscience des citoyens, du volontarisme des politiques, des méthodologies déployées pour mener à bien les transformations, elle repose en large partie sur la capacité des acteurs publics et privés à travailler autrement, et à produire de nouvelles solutions.
Le ministère de la Cohésion des territoires ne dit pas autre chose quand il écrit que « l’aménagement urbain constitue un enjeu prioritaire pour améliorer notre qualité de vie et pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il est important de construire un modèle de ville verte et durable qui préserve nos ressources, nos paysages et notre territoire pour que chaque citadin bénéficie d’une qualité de vie convenable et des avantages économiques d’une urbanisation maîtrisée. Pour ce faire, un accompagnement de la professionnalisation des entreprises en faveur de l’innovation et un renouvellement des pratiques de production du logement est indispensable».
La ville durable ne se fera pas sans un investissement significatif en termes de recherche et développement. Elle ne sera pas non plus possible sans la formation ou la reconversion des acteurs de la ville à de nouveaux métiers, ou de nouvelles manières de faire leur métier.
Investir davantage en R&D
Le secteur de la construction, celui-là même qui est censé être force de proposition auprès des collectivités et constituer un moteur en termes d’innovation pour rendre la ville plus durable, est l’un de ceux qui investissent le moins en Europe. Sur 15 secteurs classés, il arrive avant-dernier, devant le secteur du pétrole et du gaz.
L’Union Européenne, qui s’est fixé l’objectif de créer 100 villes intelligentes et « net zéro » et de faire en sorte que ces villes servent à la fois de laboratoire et de vitrine, reconnaît la nécessité pour le secteur d’innover davantage pour atteindre cet objectif. Elle prévoit une enveloppe de 350 millions d’euros entre 2021 et 2023 pour encourager les acteurs à innover davantage.
En France, Sébastien Delpont, Directeur associé de Greenflex, rappelle que « seul 0,1 % du chiffre d’affaires du BTP est consacré à la recherche et développement, contre en moyenne 2 % dans d’autres secteurs industriels ». Un tel écart est – doit-on le souligner – considérable et s’explique notamment par le fait que les géants de la construction n’ont peu ou pas de concurrence. Dans ces conditions, il faut bien sûr encourager l’innovation par des subventions, mais aussi sans doute contraindre ces acteurs davantage. La RE 2020 est une première piste, mais il est probable que la pression exercée tant par l’État que par les collectivités doive être plus forte. Avoir des ambitions élevées ne suffit pas si les moyens investis pour les atteindre ne sont pas à la hauteur.
Former à de nouveaux métiers et faire évoluer les anciens
Disposer de matériaux et de procédés innovants n’est guère utile si les hommes qui les emploient ne saisissent pas leur intérêt et ne les intègrent pas dans leurs métiers.
Faire la ville durable implique pour ses artisans (État, agences, collectivités, entreprises et associations) de comprendre pourquoi une telle ville désormais s’impose, avant même d’apprendre à savoir comment il est possible de la fabriquer. On pourrait croire la chose acquise, alors que les politiques et les grands groupes rivalisent d’ambition pour se fixer à l’horizon 2030 ou 2050 des taux de réduction de leur empreinte importants. Mais dans les faits, peu d’acteurs saisissent l’urgence de la situation, et surtout l’ampleur des changements à effectuer, avant tout sur eux-mêmes. Dans un entretien avec les auteurs, Sébastien Maire raconte qu’il lui arrive souvent d’aller à la rencontre d’élus. Il adopte alors « la stratégie du choc », en montrant des projections à l’échelle locale des effets du réchauffement climatique. Son objectif : créer un sursaut susceptible d’embrayer sur une prise de conscience, et des décisions rapides. Dans le prolongement de ses interventions, France Ville Durable, l’association qu’il dirige, propose des forma- tions dites « choc » pour comprendre les conséquences de l’anthropocène, mieux appréhender les objectifs de sobriété, de résilience, d’inclusivité liés aux politiques de développement durable, et mieux appréhender les outils méthodologiques de mise en place de la gouvernance territoriale publique/privée de la transformation.
Ces outils méthodologiques doivent s’enrichir des méthodes d’innovation qui ont fait leurs preuves depuis plus de vingt ans dans d’autres industries. On songe notamment au lean, cette méthode de production se concentrant sur la gestion du gaspillage, venue du Japon et remise au goût du jour aux États-Unis pour le développement de start-up. Une méthode reposant sur les besoins utilisateurs (participation), développant par itérations des solutions (concertation), afin de dérisquer les projets et de tendre peu à peu vers une adéquation entre les solutions envisagées et le terrain.
Au-delà des méthodologies, on a vu à quel point le numérique jouait un rôle important, pour concevoir et opérer la ville durable. Paradoxalement, la construction est l’un des secteurs les moins numérisés. On a tendance à l’oublier tant on parle des start-up de la ConTech et de la PropTech, qui rivalisent d’innovations. Mais ces solutions peinent encore à être utilisées à grande échelle, et à avoir un impact sur les usages. Il est urgent, estime Sébastien Delpont, d’accompagner les acteurs du tissu économique français à faire leur mue pour embarquer ces réflexions autour du numérique. Il ajoute que « des expertises nouvelles dans le secteur du bâtiment sont à intégrer dans les projets : concepteur de programme smart building, architecte réseau, architecte de système d’information, développeurs, data scientists, expert cybersécurité, administrateurs de données, opérateurs de smart services, etc., ces expertises viennent s’ajouter aux métiers traditionnels du bâtiment».
Les collectivités sont aussi concernées. Quand bien même elles délégueraient à des acteurs privés la gestion de certaines actions, elle n’en reste pas moins responsable du suivi de ces actions devant les citoyens. Prenons « Dijon métropole intelligente et connectée » qui rassemble et pilote ce qui était auparavant géré par 6 services différents : sécurité, police municipale, circulation, neige, supervision urbaine et le service Allo Mairie. Ce projet est piloté par un groupement de grandes entreprises (Bouygues, EDF, Suez et CapGemini) qui en auront la gestion pendant douze ans. Pour autant, la ville exerce un contrôle sur ces activités, en étant notamment garante du bon usage et de l’intégrité des données traitées. Le simple suivi d’un service public délégué ou traité dans le cadre d’un marché de partenariat requiert une nouvelle organisation et de nouvelles compétences au sein des collectivités
La ville durable ne pourra se bâtir à coups d’innovations éparses, sa conception implique une évolution des consciences et l’évolution des métiers de tous les artisans de la ville. Les ressources humaines ont donc un rôle crucial à jouer, pour œuvrer à la conduite du changement en interne, en identifiant – en lien étroit avec les directions – les métiers qui doivent évoluer, et ceux qu’il faut créer. On a vu par exemple que la collectivité, en tant qu’opérateur de la ville durable et intelligente, n’avait pas les compétences pour gérer les données et produire à partir d’elles des services pertinents. Certaines villes, sur la base de ce constat, ont constitué des départements et créé des postes qui il y a cinq ans seulement n’existaient pas. Aux autres collectivités d’en tirer les conséquences, et d’articuler à la vision qu’elles se font de leur nouveau rôle dans la ville durable, une organisation et des plans de compétences actualisés. Une fois cela fait, il faut travailler sur la gestion prévisionnelle des emplois du territoire et le mettre au programme des formations. En complément des formations, et pour mieux y préparer, les fresques du climat (et ses diverses déclinaisons appliquées à l’alimentation par exemple), déjà en vogue dans les entreprises, gagneraient à être généralisées dans toutes les collectivités.
Pour les collectivités désireuses d’associer l’action à l’apprentissage, des solutions existent, qui permettent aux villes les plus en pointe d’essaimer autour d’elles. C’est ce que fait par exemple Mouans-Sartoux au travers des programmes Cantines Durables et Biocanteens, ou l’association OpenDataFrance dont les formations capitalisent sur l’expérience des villes françaises les plus en pointe en matière d’open data.
Ensuite, si les métiers changent, alors il est urgent de former les étudiants différemment. C’est vrai pour toutes les écoles qui forment les ingénieurs et les fonctionnaires qui seront demain les acteurs de la ville durable : L’École nationale des travaux publics de l’État et l’Institut national des études territoriales ont encore fort à faire pour traiter les thématiques de la ville durable, non pas comme des matières distinctes (comme le développement durable l’est encore par l’éducation nationale), mais de façon transversale, à l’ensemble des matières enseignées. Depuis plusieurs années déjà, les étudiants se plaignent de n’être ni sensibilisés, ni a fortiori formés pour œuvrer à la durabilité dans leurs secteurs respectifs. On se souvient du manifeste pour un réveil écologique, signé par plus de 33 000 étudiants. Il est urgent que les écoles tiennent compte de ce phénomène et ajustent à la fois leurs cursus et leurs enseignements en conséquence.
Livre complet accessible ici : Inventer les villes durables : Idées et outils pour relever les défis d'aujourd'hui (Matthieu Chéreau & Maxime Guillaud)